…et mes livres, que j’aime
Plus mille fois,
que toi,
ni que moi-même.
En 1623, c’est-à-dire cinq années seulement avant la mort de Malherbe, parut sous les auspices de Nicolas Richelet la magnifique édition in-folio de Ronsard. Ce fut comme autour de ce monument sacré que se rallièrent pour une dernière fois les défenseurs du poëte ; ils voulaient, ainsi qu’un d’entre eux l’a dit, arracher du tombeau de leur maître cette mauvaise herbe (mala herba) qui étouffait son laurier. Claude Garnier, D’Urfé, Des Yveteaux, Hardy, Guillaume Colletet, Porchères, La Mothe-Le-Vayer, figurent au premier rang parmi ces champions de la vieille cause ; mais aucun d’eux n’apporta dans la querelle autant d’ardeur et moins de ménagements que la fille adoptive de Montaigne, la digne et respectable mademoiselle de Gournay. Cette savante demoiselle rendait à la mémoire de Ronsard le même culte de vénération qu’à celle de son père d’alliance, et elle avait en quelque sorte consacré le reste de sa vie au service et à l’entretien de leurs deux autels. Lorsqu’elle vit la critique grammaticale qui n’épargnait pas Montaigne s’acharner sur Ronsard, et relever dans ses œuvres les tours inélégants et les mots surannés, elle eut un moment l’idée de retoucher et de polir à sa façon les poésies du Chantre vendômois, puis de les donner au public comme un texte nouvellement découvert. On savait en effet que, durant les dernières années de sa vie, Ronsard avait tenté de remanier ses premiers ouvrages. Mais Colletet, qu’elle consulta au sujet de cette fraude pieuse, l’en détourna comme d’un sacrilège. Elle se borna donc à guerroyer pour Ronsard et les vieux en chaque occasion, toujours sans succès, souvent avec raison et justice. Nous citerons, de ses divers opuscules trop peu connus, quelques passages non moins remarquables par l’audace des doctrines que par la virilité de l’expression :
« Ô Dieu, dit-elle dans son Traité des Métaphores, quelle maladie d’esprit est celle de certains poëtes et censeurs de ce temps, sur le langage et sur la poésie spécialement héroïque, plus émancipée ! Voyez-les éclairer et tonner sur la correction de ces deux matières : est-il rien de plus merveilleux ? Et combien est-il merveilleux encore qu’un des points capitaux de leur règle soit l’interdiction absolue des métaphores, hors celle qui courent les rues !… Éclats et censures, s’il vous plaît, non seulement pour dégrader les Muses de leur majesté superbe, quand ils ne les dégraderoient que du seul droit des métaphores, mais aussi pour les embabouiner de sornettes et pour les parer de bijoux de verre comme épousées de village, au lieu de les orner et les orienter de perles et de diamants, à l’exemple des grandes princesses… Regardons, je vous supplie, si les Arts poétiques d’Aristote, de Quintilien, d’Horace, de Vida, de Scaliger et de plusieurs autres, se fondent, comme celui des gens dont il est question, sur la grammaire, mais encore une grammaire de rebut et de destruction, non de culture, d’accroissement et d’édification… Vous diriez, à voir faire ces messieurs, que c’est ce qu’on retranche du vers, et non pas ce qu’on y met, qui lui donne prix ; et, par les degrés de cette conséquence, celui qui n’en feroit point du tout seroit le meilleur poëte… Certes, aimerois-je autant voir jouer de l’épinette sur un ais que d’ouïr ou de parler le langage que la nouvelle bande appelle maintenant pur et poli… Belle chose vraiment pour tant de personnes qui ne savent que les mots, s’ils savent persuader au public qu’en leur distribution gise l’essence et la qualité d’un écrivain !… […] Que nous profite aussi d’être riches en polissure, si nous polissons une crotte de chèvre ?… »
Dans une sorte de pamphlet apologétique adressé à Mme Des Loges et intitulé Défense de la Poésie et du Langage des Poëtes, Mlle de Gournay attaque la question encore plus au vif, s’il est possible :
« Je sors, s’écrie-t-elle en son exorde ab irato, je sors d’un lieu où j’ai vu jeter au vent les vénérables cendres de Ronsard et des poëtes ses contemporains, autant qu’une impudence d’ignorants le peut faire, brossant en leurs fantaisies, comme le sanglier échauffé dans une forêt… »
C’est là qu’il faut l’entendre magnifiquement parler des
« œuvres si plantureuses de cette compagnie de Ronsard, œuvres reluisantes d’hypotypose ou peinture, d’invention, de hardiesse, de générosité, et dont la vive, floride et poétique richesse autoriseroient trois fois autant de licences, s’ils les avoient usurpées. […] »
Ainsi disait Mlle de Gournay ; mais de si éloquentes lamentations furent généralement mal comprises, et ne servirent qu’à lui donner, parmi les lettrés à la mode, la ridicule réputation d’une sybille octogénaire, gardienne d’un tombeau. Ce fut donc au milieu des rires et des quolibets qu’elle chanta l’hymne funéraire de cette école expirante, dont quatre-vingts années auparavant, Du Bellay avait entonné l’hymne de départ et de conquête, au milieu de tant d’applaudissements et de tant d’espérances.
SAINTE-BEUVE,
Tableau de la Poésie française au
XVIe
siècle,
édition définitive, 1876, tome premier,
pp. 275-282
[Gallica, NUMM-39247, PDF_340_347].
Et en son feu mon feu désembraser
Liens
Émissions
* Les 30 émissions d’Une histoire langagière de la littérature d’Henri Van Lier (diffusées pour la première fois sur France Culture en 1989) peuvent être écoutées sur une page du site anthropogenie.com. La quatrième de ces émissions est consacrée à Maurice Scève et à Ronsard, entre autres poètes du seizième siècle.
[liens valides au 18/03/24]
Compte-rendu de publication
* On peut lire, sur Fabula, Ronsard, le sang et l’amour, compte rendu par Claire Bottineau de Le sang embaumé des roses. Sang et passion dans la poésie amoureuse de Pierre de Ronsard, livre de Marc Carnel paru chez Droz en 2004.
[liens valides au 18/03/24]
En ligne le 01/01/05.
Dernière révision le 18/03/24.