attendant mieux
[…] Le monde n’est que babil, et ne vis jamais homme, qui ne dise plutôt plus, que moins qu’il ne doit : toutefois la moitié de notre âge s’en va là. On nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses, encore autant à en proportionner un grand corps étendu en quatre ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les savoir brèvement mêler et entrelacer de quelque subtile façon. Laissons-le à ceux qui en font profession expresse. […] [R]
[on imite en vain Ronsard et Du Bellay]
C’est ce que répondit Ménandre, comme on le tança, approchant le jour, auquel il avait promis une comédie, de quoi il n’y avait encore mis la main : Elle est composée et prête, il ne reste qu’à y ajouter les vers. Ayant les choses et la matière disposée en l’âme, il mettait en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et Du Bellay ont donné crédit à notre poésie Française, je ne vois si petit apprenti, qui n’enfle des mots, qui ne range les cadences à peu près, comme eux. Plus sonat quam valet [1]. Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poètes : Mais comme il leur a été bien aisé de représenter leurs rythmes, ils demeurent bien aussi courts à imiter les riches descriptions de l’un, et les délicates inventions de l’autre. […] [R]
L’éloquence fait injure aux choses, qui nous détourne à soi. Comme aux accoutrements, c’est pusillanimité, de se vouloir marquer par quelque façon particulière et inusitée. De même au langage, la recherche des phrases nouvelles, et des mots peu connus, vient d’une ambition scholastique et puérile. Pussé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris ! […] [R]
[apprentissage du grec et du latin coûteux en temps]
Je voudrais premièrement bien savoir ma langue, et celle de mes voisins, où j’ai plus ordinaire commerce. C’est un bel et grand agencement sans doute, que le Grec et Latin, mais on l’achète trop cher. Je dirai ici une façon d’en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même ; s’en servira qui voudra. Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, parmi les gens savants et d’entendement, d’une forme d’institution exquise, fut avisé de cet inconvénient, qui était en usage : et lui disait-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coûtaient rien, est la seule cause, pourquoi nous ne pouvons arriver à la grandeur d’âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne crois pas que c’en soit la seule cause. [R]
[un Allemand très bien versé en latin]
Tant y a que l’expédient que mon père y trouva, ce fut qu’en nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très bien versé en la Latine. Cettui-ci, qu’il avait fait venir exprès, et qui était bien chèrement gagé, m’avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier : ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que Latine. [R]
Quant au reste de sa maison, c’était une règle inviolable, que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagnie qu’autant de mots de Latin, que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C’est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprirent assez de latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance, pour s’en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore, et ont pris pied par l’usage, plusieurs appellations Latines d’artisans et d’outils. [R]
Quant à moi, j’avais plus de six ans, avant que j’entendisse non plus de Français ou de Périgourdin que d’Arabesque : et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet, et sans larmes, j’avais appris du Latin, tout aussi pur que mon maître d’école le savait : car je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. Si par essai on me voulait donner un thème, à la mode des collèges ; on le donne aux autres en Français, mais à moi il me le fallait donner en mauvais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a écrit de comitiis Romanorum, Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, Georges Buchanan, ce grand poète Écossais, Marc Antoine Muret (que la France et l’Italie reconnaît pour le meilleur orateur du temps) [2], mes précepteurs domestiques, m’ont dit souvent, que j’avais ce langage en mon enfance, si prêt et si à main, qu’ils craignaient à m’accoster. […] [R]
Quant au Grec, duquel je n’ai quasi du tout point d’intelligence, mon père desseigna me le faire apprendre par art. Mais d’une voie nouvelle, par forme d’ébat et d’exercice : nous pelotions nos déclinaisons, à la manière de ceux qui par certains jeux de tablier apprennent l’Arithmétique et la Géométrie. Car entre autres choses, il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir, par une volonté non forcée, et de mon propre désir ; et d’élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. [R]
Je dis jusqu’à telle superstition, que parce qu’aucuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants, de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup, et par violence, il me faisait éveiller par le son de quelque instrument, et ne fus jamais sans homme qui m’en servit. […] [R]
[les tragédies latines au collège de Guyenne]
Mettrai-je en compte cette faculté de mon enfance, une assurance de visage, et souplesse de voix et de geste, à m’appliquer aux rôles que j’entreprenais ? Car avant l’âge,
Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus:
j’ai soutenu les premiers personnages, ès tragédies latines de Buchanan, de Guerente, et de Muret, qui se représentèrent en notre collège de Guyenne avec dignité. […] [R]
MONTAIGNE,
Essais, 1598,
pp. 145-146; 149; 150-152
[Gallica, NUMM-71975]
(orthographe modernisée,
ponctuation d’origine).
Notes
________
(1)
« Ça sonne plus que ça ne
vaut », Sénèque, Lettres
à Lucilius, IV, 40.
________
(2)
Le nom de Muret n’est pas dans la liste des
précepteurs de Montaigne dans la
première édition des Essais
de 1580.
Il apparaît dans celle de 1588, sans la
parenthèse élogieuse,
laquelle figure seulement dans
l’édition de 1595.
I
Muret qui avait l’esprit vif, savait, quand les écoliers faisaient du bruit et l’interrompaient, les punir aussitôt par quelque mot piquant qui les tenait ensuite dans le respect. Un d’entre eux ayant un jour porté en classe une cloche, vint à sonner pendant l’explication. Vraiment, dit Muret sans s’émouvoir, j’aurais été bien surpris si dans ce tas de bêtes, il ne s’était trouvé un Bélier avec sa cloche pour conduire le troupeau.
II
Lorsque Muret était professeur à Paris, les lieux où il enseignait, étaient remplis d’une si grande foule de monde, qu’il ne restait point de place où il pût passer, de sorte qu’il était élevé sur les épaules de ses Auditeurs, et porté ainsi jusqu’à sa Chaire.
III
Muret fut accusé à Toulouse d’un crime honteux ; un Conseiller du Parlement fut chez lui, pour lui donner avis des poursuites qu’on faisait contre lui, et ne l’ayant pas trouvé, il lui écrivit ce Vers :
Heu fuge crudeles terras, fuge littus avarum [1]
Muret, averti par là du péril qu’il courait, sortit du Royaume, et prit le chemin d’Italie, où il tomba malade dans une hôtellerie. Comme il était mal vêtu, et qu’il avait mauvaise mine, les Médecins qui le traitaient, le prenant pour tout autre qu’il n’était, dirent entre eux, parlant Latin, qu’il fallait qu’ils fissent l’essai sur ce corps vil, d’un remède qu’ils n’avaient pas encore éprouvé : Faciamus experimentum in corpore vili. Muret connaissant le danger où il était, se leva du lit dès que les Médecins furent sortis de sa chambre ; et ayant continué son chemin, se trouva guéri de son mal, par la seule crainte du remède qui lui avait été préparé.
abbé RAYNAL,
Anecdotes littéraires,
nouvelle édition augmentée,
tome premier, 1756, pp. 39-40
[Gallica, NUMM-108424, PDF_46_47]
(orthographe modernisée, ponctuation
d’origine).
Notes
________
(1)
Rabelais, dans le chapitre X du Tiers-Livre,
traitant pour partie des sorts
homériques et virgiliens (on
ouvre au hasard Homère ou Virgile
pour lire l’avenir), cite et traduit ce
vers de Virgile :
« En M. Pierre
Amy: quand il explora pour
sçavoir s’il eschapperoit de
l’embusche
des Farfadetz, & rencontra
ce vers, Aeneid.
3.
Heu fuge crudeles
terras, fuge littus avarum.
Laisse soubdain ces nations
Barbares,
Laisse soubdain ces rivages
avares.
Puys eschappa de leurs mains sain &
saulve. »
[transcription
du Tiers-Livre
par François Bon,
disponible sur
Athena].
[…] Le volume des Amours se terminait par quatre Odes nouvelles. […]
La deuxième pièce [Les Îles fortunées. A Marc Antoine de Muret. Puisqu’Enyon d’une effroyable trope…] a une grande valeur historique et par là doit retenir notre attention. Elle nous fait connaître, en effet, la plupart des membres de la Brigade au printemps de 1553 […]. [Ronsard] l’a placé là […] aussi parce qu’il avait hâte d’exprimer publiquement sa reconnaissance à l’humaniste Muret.
Celui-ci était arrivé à Paris vers le milieu de 1551, précédé d’une éclatante réputation de professeur, acquise à Poitiers et à Bordeaux ; son succès dans cette dernière ville avait été si considérable que des Parisiens y étaient allés pour l’écouter, et je ne serais pas étonné que Ronsard en 1547 eût entrepris le voyage de Gascogne avec cette intention sur le conseil de Dorat. À Paris la gloire de Muret n’avait fait que croître, au point que le roi et la reine se déplacèrent pour goûter son enseignement. Un tel maître, interprète éloquent d’Homère, de l’Anthologie grecque et des élégiaques latins, ne pouvait qu’être admiré de la Brigade, qui le proclama « divin » à l’égal de Dorat, et subit son influence profonde, d’autant plus qu’il avait l’avantage de la jeunesse (28 ans en 1552, comme Ronsard) et partageait tous les goûts de ces joyeux vivants. Très vite une grande intimité s’établit entre eux et lui ; des vers très admiratifs furent échangés ; on se rencontra à la table du prodigue Jean Brinon, que ses hôtes chantaient à l’envi et auquel Muret dédia son volume de Juvenilia le 1er décembre 1552. Muret composa la musique d’un sonnet des Amours de Ronsard ; Ronsard le nomma parmi ses émules en « érotologie » dans l’épilogue du même recueil ; Muret écrivit une ode Ad P. Ronsardum Gallicorum poetarum facile principem ; Ronsard lui dédia les dix-sept épigrammes des Folastries qu’il avait traduites de l’Anthologie grecque à son exemple ou sur son conseil ; enfin Muret commenta la 2e édition des Amours, et ce fut en retour de cette précieuse collaboration que Ronsard lui consacra le poème des Îles fortunées, où Muret est pris pour « guide vénérable » de la jeune école au pays imaginaire du bonheur.
Liens
Étude en ligne
* On peut lire au format PDF un article de Lucie Claire, Marc Antoine Muret, lecteur de Tacite, dans « Philosophie, rhétorique et poétique latines, de l’Antiquité à la Renaissance », premier numéro paru en janvier 2007 de la revue Camenae, revue en ligne publiée initialement par l’Université Paris IV et consacrée à « l’exploration de la philosophie, de la littérature et des arts du monde romain antique, de la relation entre ces disciplines et de leur réception au Moyen Âge et à la Renaissance ».
Liens valides au 09/04/22.
Vie de Muret
* Une page du site La Gaya scienza, site italien sur l’homosexualité et la culture, est consacrée à Marc Antoine Muret et joliment illustrée (portrait, frontispice d’une édition de 1557, photographie de l’Université de Padoue et gravure de celle de la Sapienza à Rome, où Muret enseigna).
* On peut lire en ligne un article de Xavier Houssain consacré aux mémoires fictifs de Muret publiés en 2009 par Gérard Oberlé, Mémoires de Marc-Antoine Muret, de Gérard Oberlé : Gérard Oberlé au temps de la Renaissance sur le site du Monde.
Liens valides au 09/04/22.
Musique
* On peut entendre, sur YouTube, la composition polyphonique de Muret sur Ma petite Colombelle de Ronsard, interprétée par l’Egidius Quartet sur le disque Ronsard et les Néerlandais (2003).
Liens valides au 09/04/22.
En ligne le 31/01/08.
Dernière révision le 09/04/22.