Le topos du
carpe diem
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Topos du
carpe diem :
30 poèmes

[R]




Paul Laumonier,
Ronsard poète lyrique,
Paris, Librairie Hachette, 1909,
deuxième partie, sources et ori­gi­na­lité de Ronsard poète lyrique,
section II, l’ode légère,
chapitre V, l’ode érotico-bachique,
I. Ronsard épicurien,
B. Le Carpe florem. L’ode à Ligurinus transposée. Élé­giaques latins et néo-latins, pp. 578-582
[Gallica, NUMM-201387, PDF_625_629].

[le Carpe florem]

Le rai­son­nement que Ron­sard tient à ses amis pour les ex­hor­ter à se don­ner du bon temps : Nous mour­rons bien­tôt, peut-être de­main ; hâtons-nous donc et jouis­sons de la vie pen­dant que nous le pou­vons, — il le tient éga­le­ment à ses maî­tresses. Mais ce rai­son­ne­ment prend alors un carac­tère très par­ti­cu­lier, la femme étant elle-même l’une des sources, l’un des ins­tru­ments de la joyeuse vie. Avec elles le Carpe diem devient le Carpe flo­rem ; avec elles il n’est plus ques­tion de boire ni de fes­ti­ner ; il s’agit de tout autre chose, dont elles sont seules dis­pen­sa­trices et qu’elles refusent sou­vent pour de mul­tiples rai­sons. Et puis ce plai­sir qui vient d’elles est beau­coup plus fugi­tif que les autres : il dure ce que durent chez les deux sexes la vi­gueur et la fraî­cheur phy­siques, nou­veau mo­tif pour qu’il soit dési­ré plus vive­ment et accor­dé plus vite. À elles Ron­sard ne dit plus seu­le­ment : Nous mour­rons bien­tôt, — mais : « Nous vieil­li­rons bien­tôt, nous vieil­lis­sons tous les jours ; hâtons-nous donc de goû­ter les plai­sirs de l’amour, pen­dant que nous sommes jeunes, vous et moi ; le jour est proche où il ne sera plus temps, où vous ne pour­rez plus aimer ni être aimée ; alors il ne vous res­te­ra que l’inu­tile regret d’un refus dédai­gneux. » Ce n’est plus seu­le­ment comme tout à l’heure un simple conseil de phi­lo­sophe épi­cu­rien, un aver­tis­se­ment rela­ti­ve­ment désin­té­res­sé et un moyen de conso­ler autrui. C’est le rap­pel de la déché­ance ra­pide des charmes exté­rieurs, aux­quels le beau sexe tient le plus ; c’est l’évo­ca­tion trou­blante de l’ou­trage irré­pa­rable des années, par­fois même d’un ave­nir déso­lé, fait d’aban­don et d’ou­bli ; bref, une série d’argu­ments ad femi­nam, s’ajou­tant à ceux que Ron­sard a ti­rés, nous l’avons vu, du spec­tacle de la Nature ani­male et vé­gé­tale, dont nous de­vons suivre en amour l’exemple et la loi.

Mais ici Horace ne suffit plus à rendre compte de l’inspi­ra­tion de Ronsard. Aux rémi­nis­cences hora­tiennes vinrent se joindre en grand nombre, dès les premières années, celles des élé­giaques alexan­drins, latins, néo-latins et ita­liens. Et cela se comprend, Horace ayant traité ce thème avec beaucoup moins d’abon­dance que Tibulle, Properce, Ovide, Marulle, J. Second, et s’étant arrê­té plus volontiers aux chansons à boire. Nous avons étu­dié ci-dessus à propos des « baisers » quelques-unes des ode­lettes qui dérivent de ces sources-là. Nous n’en retiendrons ici que la mora­li­té. Elle est exprimée déjà très nette­ment à la fin d’une ode de 1550 À Cassandre : « Nimphe aus beaus yeus… »

Incontinent nous mourrons, et Mercure
Nous convoira sous la vallée obscure…
Donc cependant que l’âge nous convie
De nous esbattre, esgayons nostre vie.

Ne vois-tu le temps qui s’enfuit,
Et la vieillesse qui nous suit ?

C’est exac­te­ment ainsi qu’Horace parlait à Sextius, à Thaliarque, à Dellius, à Quinctius, à Posthu­mus, à Mécène, à Torqua­tus, les invi­tant à boire et, d’une façon géné­rale, à se diver­tir ; et, si nous ne possédions ni le titre ni les trois premières strophes de cette ode­lette, nous pourrions croire que Ronsard y conviait de même l’un de ses amis à quelque partie de campagne repo­sante, ou à quelque réjouis­sance gastro­no­mique. Mais Properce avait tenu ce langage à Cynthie au beau milieu d’une nuit d’amour, J. Second à Julie, puis à Néère ; Ronsard les suivit quand il solli­ci­ta les baisers de Cassandre. N’était-ce pas toujours une invi­ta­tion à boire sans tarder une coupe eni­vrante, à prendre une bonne place au banquet de la vie ? Nous savons quel gourmet fut Ronsard en ces manières de festin.

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[l’ode à Ligu­ri­nus trans­po­sée]

Si l’invi­ta­tion au plai­sir est res­tée sans effet, et que le poète écon­duit revienne à la charge, alors l’ar­gu­ment se corse et le ton change : exemple, l’ode de 1550 À Janne impi­toiable, où pour la pre­mière fois Ron­sard com­pa­rait les beau­tés éphé­mères de la femme aux charmes éphé­mères de la rose, et pré­sen­tait cette idée que le temps est le grand ven­geur des amants dé­dai­gnés [1]. Horace sert encore de modèle, mais il est aisé­ment dépas­sé, comme on peut le voir en confron­tant le texte latin et la para­phrase fran­çaise (je cite la rédac­tion de 1560) :

Ad Ligurinum

O crudeli adhuc, et Veneris munêribus potens,
Insperata tuæ quum veniet pluma superbiæ,
Et, quæ nunc humeris involitant, deciderint comæ,
Nunc et qui color est puniceæ flore prior rosæ
Mutatus Ligurinum in faciem vorterit hispidam,
Dices : « Heu ! (quoties te in speculo videris alterum)
Quæ mens est hodie, cur ædem non puero fuit ?
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ ? »  [a]



Ô grand’ beauté, mais trop outrecuidée

Des presens de Venus,

Quand tu voirras ta face estre ridée

Et tes flocons chenus,

Contre le temps et contre toy rebelle

Diras en te tançant :

« Que ne pensois-je alors que j’estois belle

Ce que je vais pensant ?

Ou bien pourquoi à mon désir pareille

Ne suis-je maintenant ?

La beauté semble à la rose vermeille

Qui meurt incontinent. » —

Voilà les vers tragiques et la plainte

Qu’au ciel tu envoyras,

Incontinent que ta face dépeinte

Par le temps tu voirras.

Tu sçais combien ardemment je t’adore,

Indocile à pitié,

Et tu me fuis, et tu ne veux encore

Te joindre à ta moitié…

Est-il besoin de faire sentir la différence ? Elle n’est pas seulement dans le rythme, dans l’addition d’un quatrain de résumé, dans le dépla­ce­ment de la compa­rai­son de la rose, bien mieux mise en lumière, dans l’adjonc­tion d’un nouveau déve­lop­pe­ment, dont nous avons cité les premiers vers. Elle est surtout dans ce fait que Ronsard s’adresse, non pas à un mignon imberbe, mais à une femme, dont les rides et les cheveux blancs remplacent avan­ta­geu­se­ment la barbe rude et la calvi­tie de l’éphèbe latin devenu vieux. Voltaire dans son épître à Horace « n’a pas osé lui parler de son Ligu­rinus ». Nous garde­rons la même réserve. Nous dirons seulement que, si l’imi­ta­tion de l’ode à Ligu­ri­nus n’était pas ici fla­grante, nous eus­sions pré­fé­ré rap­pe­ler la com­plainte chan­tée par Ho­race devant la porte de Ly­cé, une mal-mariée qu’il essayait vai­ne­ment de flé­chir : « Aban­donne cette fier­té que Vénus désa­voue… Épargne-moi, beau­té plus dure que le chêne » [2], ou bien l’ode­lette où il prie Vénus de toucher de son fouet divin l’altière Chloé [3] ; nous eussions préfé­ré pour point de départ ces mots de Daphnis à la jeune fille de Théo­crite : « Ne sois pas si fière, bientôt ta beauté passe­ra comme un songe », ou cette épi­gramme de Calli­maque : « Quoi ! pas le moindre senti­ment de pitié… Ah ! cruelle, bientôt les cheveux blancs te rappel­le­ront toutes ces rigueurs et me venge­ront », reprise et déve­lop­pée par Rufin, par Agathias, par tant d’autres poètes de l’Antho­logie grecque [4].

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[Élégiaques latins et néo-latins]

On connaît l’adieu à Cynthie qui termine le troisième livre de Properce : « Que l’âge appe­san­tisse sur ta tête des années que tu voudras cacher, et qu’il trace d’affreux sillons sur ton visage ! Qu’alors tu brûles d’arra­cher jusqu’à la racine tes cheveux blancs, devant un miroir qui te repro­che­ra tes rides ; sois repous­sée ; connais à ton tour les orgueil­leux dédains, et subis dans une vieillesse chagrine le traite­ment que tu m’as fait subir… » C’est une violente impré­ca­tion d’amant passion­né qui finit par haïr l’objet de sa passion. On en trouve l’écho prolon­gé dans une élé­gie de J. Second rela­tive à cette Julie qui le délaissa pour un indigne mari : « Un jour viendra, mais trop tard, où tu seras punie de ton fier dédain ; tu pleure­ras l’erreur de ton jeune âge ; quand tu seras vieille, quand ta tête, ma toute belle, sera sillon­née de larges rides, qu’une pâleur livide altè­re­ra tes traits vieillis, et que, filant d’un pouce tremblant la laine de ta quenouille, tu tourne­ras le lourd fuseau, Vénus regar­de­ra en riant tes larmes séniles, et l’Amour léger applau­di­ra, secouant son carquois ; tous les jeunes gens et moi, nous jouirons de ta disgrâce. Oh, comme je souhaite que ce jour luise avant ma mort… » [5]. Or, on trouve l’écho de cet écho dans mainte pièce de Ronsard, depuis l’ode de sa vingt-cinquième année À Janne impi­toiable, jusqu’au sonnet de sa cinquan­tième, Quand vous serez bien vieille. Et ceci soit dit sans inten­tion de blâme ; car le cri de colère de Properce, réper­cu­té par Second, s’est heureu­se­ment atté­nué chez Ronsard, jusqu’à se réduire à un bon conseil, à une réflexion attris­tée, qui n’est pas moins artis­tique, l’est peut-être davan­tage, en tout cas a sa beauté propre, immor­telle. Ronsard était trop galant pour avoir de ces accents sau­vages, pourtant humains ; il n’aimait pas assez pas­sion­né­ment pour haïr les jeunes filles ou jeunes femmes inac­ces­sibles ou infi­dèles : il se conten­ta donc de les aver­tir que le dé­clin est immi­nent ou que la mort est proche, et dans cet aver­tis­se­ment, qui recèle à peine une menace, il mit encore une prière, par­fois une caresse [6]. Ce ton adou­ci, sug­ges­tif et per­sua­sif comme celui qu’on prend avec un ami, n’est pas le moindre charme de la fa­meuse ode­lette À Cas­sandre, Mi­gnonne, allon voir…, qu’on ne se las­se­ra pas d’admi­rer.

Mignonne, allon voir si la rose
Qui ce matin avoit déclose
Sa robe de pourpre, au Soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,

Mignonne, elle a dessus la place
Las, las, ses beautés laissé cheoir !
O vraiment maratre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,

Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

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Notes

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[1] On trouve, il est vrai, la première ébauche de ce fameux thème lyrique dans l’ode du premier Bocage (1550), Puisque la mort. Mais Ronsard, déve­lop­pant à un ami, d’après Horace, le lieu commun de la mort iné­luc­table, s’était conten­té d’y compa­rer la jeunesse en géné­ral à « la rose du prin­temps, | A qui la naissance est ravie | Et la grâce tout en un temps », sans faire la moindre allu­sion à la beauté fémi­nine en parti­cu­lier, ni aux rides venge­resses. [note de Paul Laumonier]

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[a] À Ligurinus. Ô toi, cruel encore et fier des présents de Vénus, quand un duvet inat­tendu viendra humilier ton orgueil, quand la cheve­lure qui flotte sur tes épaules sera tombée, quand ce teint, plus vermeil que la rose, aura disparu sous une barbe épaisse : « Hélas, diras-tu en te voyant dans un miroir si différent de toi-même, que n’ai-je autrefois pensé comme aujourd’hui ! ou que ne puis-je aujourd’hui retrouver la fraîcheur de ma jeunesse ! »
Traduction de M. Chevriau, Œuvres complètes d’Horace, avec la traduction en français, publiées sous la direction de Nisard, Paris, Firmin Didot, 1869, Odes, livre quatrième, ode X, p. 60 [Gallica, NUMM-282074, PDF_77].

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[2] Carm., III, 10. C’est une variété de chanson que les Grecs appelaient para­clau­si­thuron, c’est-à-dire lamen­tation devant une porte fermée. Il y en a plusieurs exemples dans l’Anthol. gr., chez les élé­giaques latins et néo-latins (v. par ex. Pontano, Amor., I : Carmen nocturnum ad fores puellæ ; Queritur ante limen puellæ). Ronsard a imité celle d’Horace dans le milieu de l’ode À Cupidon pour punir Janne cruelle (Bl. II, 220). [note de Paul Laumonier]

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[3] Ibid., 26. Ronsard s’en est souvenu à la fin de l’ode À Janne impi­toiable. [note de Paul Laumonier]

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[4] Idylle XXVII. — Anthol. gr., Épigr. éro­tiques, nos 23, 92, 273, etc. — Avant Ronsard, Cl. Marot avait indiqué très discrè­tement ce thème dans le cinquain O cruaulté logée en grand beauté (éd. Jannet, II, 189) ; on le trouve encore dans les poésies de G. Colin Bucher (éd. Denais, p. 100). — Bembo avait de son côté para­phrasé l’ode d’Horace à Ligurinus, dans le sonnet O superba e crudele. Mais il en a laissé la compa­raison de la rose, et je ne crois pas que Ronsard lui doive rien pour son ode À Janne impi­toiable, bien que les Rime fussent un de ses livres de chevet. [note de Paul Laumonier]

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[5] Élég. II, 8, in fine ; cf. I, 5, passage cité plus haut (p. 528) où Second a très habi­lement mélangé à ses rémi­nis­cences de Properce celles d’Ovide et de l’Anthol. gr. [note de Paul Laumonier]

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[6] Il ne s’est guère départi de cette atti­tude que dans le début un peu vif du sonnet de 1555 Vous ne le voulez pas ; encore la fin est-elle résignée et rela­ti­ve­ment calme. [note de Paul Laumonier]

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En ligne le 26/09/10.
Dernière révision le 11/11/24.