Prends,
prends sans différer
le Florentin Poète
Pétrarque,
et par tes vers lui sers de
l’interprète.
AU SERENISSIME
PRINCE MAXÆMILIAN,
PAR LA GRACE DE DIEU
CONTE PALATIN DU RHIN,
Duc de la haute & basse Bavière, etc.
S
Érénissime
Seigneur, le grave et
docte Cordouan Poète Lucain,
chantant :
Variam Dant Otia Mentem [1] :
a dit un proverbe à l’avis d’un
chacun très véritable.
Et de ma
partie je ne le crois tant seulement, mais
je suis contraint de l’avouer par
expérience (à mon regret).
Car durant la
présente longue et calamiteuse
destruction de ce misérable
quartier causée par la guerre
civile (une Hydre vraiment
inextirpable) qui non seulement
détruit, mais si Dieu n’y
remédie, est quasi pour engloutir
du tout la pauvre et agonisante Belgie, mon
malheur commun avec celui de plusieurs
autres moissonneurs des fruits, que la semence des
Martiaux exploits produit,
m’a fait aussi acquêter [2]
un loisir et occasion de vie oisive : mais,
hélas, non tel que le moissonneur des bons fruits
et grains de la terre est accoutumé
d’acquérir après son travail,
qui pour sa peine et labeur s’acquête pour le moins
un commode et allègre hiver, et un repos et loisir
agréable pour soi et sa famille :
Ains au
contraire mon acquêt est un loisir plein de
souci, et des sombres et omineux [3]
discours présageant (je ne sais
quels) dangers et accidents
tragiques :
Par où et
d’autant que jà par l’espace de
quatorze ans je me trouve privé de la
jouissance du meilleur et principal
de mon patrimoine, et ensemble du
déduit et hantise de la campagne,
deux points dépendants de la conduite et vie des
gentilshommes vivant noblement, il
n’a pu faillir qu’un tel loisir
mal plaisant et fantastique n’ait
pareillement fait souvent errer mon esprit,
et imaginer des divers exercices pour
s’entretenir, et pouvoir oublier
les journalières pertes et
chancreuses consomptions des biens
patrimoniaux : et pour amortir au
cerveau la continuelle prévoyance d’une
future vieillesse pauvre, et d’une
postérité (que Dieu ne veuille)
sans héritage : de manière que
me trouvant ainsi comme sur un chemin croisé, ne sachant
lequel prendre, n’ayant pu résoudre de choisir
(pour me délivrer de tant d’ennui et
travail du cœur, par un beau et bref coup d’heur ou
de malheur) le hasard de la guerre, de ce diverti, par ma
consorte, et un grand nombre de petit peuple domestique
(l’usure du sacré mariage) il est advenu
enfin que mes humeurs tant naturellement
qu’accidentellement
mélancoliques ont choisi
pour vaincre la
mortifère tristesse (comme une
médecine propre à
maladie tant dangereuse) la
récréation et exercice
de la Poésie Française,
jusques à là que d’oser
embrasser la translation en rime
Française des œuvres vulgaires
du très moral, très
honnête et
vertueusement amoureux
Pétrarque, à ce
poussé peut-être, par quelque
sympathie secrète, que
l’iniquité de l’un
temps tient avec l’autre, d’autant que
icelles œuvres furent composées
en un temps certes sinon en tout égal, pour le
moins quant à ses troubles, non du tout
dissemblable à celui-ci, comme
particulièrement
le témoignent la chanson 11 et 29
dudit Poète, et ce à cause des
factions Guelfes et Gibelines, et
aussi du dangereux schisme des
sièges Papaux, qui lors
troublèrent le monde, de laquelle
translation étant ore grâces
à Dieu, venu à bout, je me suis
laissé persuader par aucuns miens
bons amis, de la mettre en lumière, pour en faire
part à tous honnêtes et vertueux
amoureux, et saisis d’une amour louable et
licite.
[…]
Philippe de MALDEGHEM,
Le Pétrarque en rime française,
1606
épître dédicatoire, n.p.,
[Gallica, NUMM-57830, PDF_8_11]
(texte modernisé).
Notes
[1]
Lucain (39-65), La Pharsale,
IV, 704. Le passage « variam semper dant
otia mentem » est cité par
Montaigne dans le chapitre VIII,
De
l’Oisiveté, du livre I
de ses
Essais [le texte
intégral des Essais
est disponible en ligne sur
la
page de Trismegiste].
Il est traduit ou plutôt glosé
ainsi en vers français par Georges de
Brébeuf dans sa Pharsale
de Lucain
de 1654, tome II, p. 98 [Gallica NUMM-87735] :
« Souvent trop de
loisir met dans ses sentimens / Diverse inquietude, et divers mouvemens. »
Liens valides au 10/06/24.
[2] acquêter : acquérir, gagner, conquérir (La Curne, I).
[3] omineux : de mauvais augure.
En ligne le 30/12/04.
Dernière révision le 10/06/24.