Philippe de MALDEGHEM
(1547-1611)
Dernier poème en ligne :
1606 : Mettez-moi où Phébus…
 

Prends, prends sans différer le Florentin Poète

Pétrarque,

et par tes vers lui sers de l’interprète




 
Philippe de MALDEGHEM,
Épître dédicatoire
 

AU SERENISSIME
PRINCE MAXÆMILIAN,
PAR LA GRACE DE DIEU
CONTE PALATIN DU RHIN,
Duc de la haute & basse Bavière, etc.

S
Éré­nis­sime Sei­gneur, le grave et docte Cordouan Poète Lucain, chantant : Variam Dant Otia Mentem[1] : a dit un proverbe à l’avis d’un chacun très véri­table. Et de ma partie je ne le crois tant seule­ment, mais je suis contraint de l’avouer par expé­rience (à mon regret). Car durant la présente longue et cala­mi­teuse destruc­tion de ce misé­rable quartier causée par la guerre civile (une Hydre vraiment inex­tir­pable) qui non seule­ment détruit, mais si Dieu n’y remé­die, est quasi pour englou­tir du tout la pauvre et ago­ni­sante Belgie, mon malheur commun avec celui de plusieurs autres moisson­neurs des fruits, que la semence des Martiaux exploits produit, m’a fait aussi acquê­ter[2] un loisir et occa­sion de vie oisive : mais, hélas, non tel que le moisson­neur des bons fruits et grains de la terre est accou­tu­mé d’acqué­rir après son travail, qui pour sa peine et labeur s’acquête pour le moins un commode et allègre hiver, et un repos et loisir agré­able pour soi et sa famille : Ains au contraire mon acquêt est un loisir plein de souci, et des sombres et omi­neux discours présa­geant (je ne sais quels) dangers et acci­dents tragiques : Par où et d’autant que jà par l’espace de quatorze ans je me trouve privé de la jouissance du meilleur et princi­pal de mon patri­moine, et ensemble du déduit et hantise de la campagne, deux points dépen­dants de la conduite et vie des gentils­hommes vivant noble­ment, il n’a pu faillir qu’un tel loisir mal plaisant et fantas­tique n’ait pareil­le­ment fait souvent errer mon esprit, et ima­gi­ner des divers exer­cices pour s’entre­te­nir, et pouvoir oublier les journa­lières pertes et chancreuses consomp­tions des biens patri­mo­niaux : et pour amor­tir au cerveau la conti­nuelle prévoyance d’une future vieillesse pauvre, et d’une posté­ri­té (que Dieu ne veuille) sans héri­tage : de manière que me trouvant ainsi comme sur un chemin croisé, ne sachant lequel prendre, n’ayant pu résoudre de choisir (pour me déli­vrer de tant d’ennui et travail du cœur, par un beau et bref coup d’heur ou de malheur) le hasard de la guerre, de ce diver­ti, par ma consorte, et un grand nombre de petit peuple domes­tique (l’usure du sacré mariage) il est adve­nu enfin que mes humeurs tant natu­rel­le­ment qu’acci­den­tel­le­ment mélan­co­liques ont choisi pour vaincre la morti­fère tristesse (comme une méde­cine propre à mala­die tant dange­reuse) la récré­ation et exer­cice de la Poé­sie Française, jusques à là que d’oser embras­ser la transla­tion en rime Française des œuvres vulgaires du très moral, très honnête et vertu­eu­se­ment amou­reux Pétrarque, à ce poussé peut-être, par quelque sympa­thie secrète, que l’ini­qui­té de l’un temps tient avec l’autre, d’autant que icelles œuvres furent compo­sées en un temps certes sinon en tout égal, pour le moins quant à ses troubles, non du tout dissem­blable à celui-ci, comme parti­cu­liè­re­ment le témoignent la chanson 11 et 29 dudit Poète, et ce à cause des factions Guelfes et Gibe­lines, et aussi du dange­reux schisme des sièges Papaux, qui lors troublèrent le monde, de laquelle transla­tion étant ore grâces à Dieu, venu à bout, je me suis laissé persua­der par aucuns miens bons amis, de la mettre en lumière, pour en faire part à tous honnêtes et vertueux amou­reux, et saisis d’une amour louable et licite. […]

Philippe de MALDEGHEM,
Le Pétrarque en rime française, 1606
épître dédicatoire, n.p.,
[Gallica, NUMM-57830, PDF_8_11]
(texte modernisé).


________

Notes

[1] Lucain (39-65), La Pharsale, IV, 704. Le passage « variam semper dant otia mentem » est cité par Montaigne dans le chapitre VIII, De l’Oisiveté, du livre I de ses Essais [le texte inté­gral des Essais est dispo­nible en ligne sur la page de Trismegiste]. Il est traduit ou plutôt glosé ainsi en vers français par Georges de Brébeuf dans sa Pharsale de Lucain de 1654, tome II, p. 98 [Gallica NUMM-87735] :
« Souvent trop de loisir met dans ses sentimens / Diverse inquietude, et divers mouvemens. »

[2] acquêter : acquérir, gagner, conquérir (La Curne, I).







En ligne le 30/12/04.
Dernière révision le 12/11/18.