Pierre de RONSARD (1524-1585)
Paris, veuve Maurice de La Porte, 1553.

JE voudrais être Ixion et Tantale,
Dessus la roue, et dans les eaux là-bas :
Et quelquefois presser entre mes bras
Cette beauté qui les anges égale.

S’ainsin était, toute peine fatale
Me serait douce, et ne me chaudrait pas,
Non d’un vautour fussé-je le repas,
Non, qui le roc remonte et redévale.

Lui tâtonner seulement le tétin
Échangerait l’obscur de mon destin
Au sort meilleur des princes de l’Asie :

Un demi-dieu me ferait son baiser,
Et flanc à flanc entre ses bras m’aiser,
Un de ceux-là qui mangent l’Ambroisie.

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de Muret

Je voudrais être.) Il dit qu’il serait content d’en­du­rer les plus graves peines, que les poè­tes disent être aux en­fers, à telle condi­tion, qu’il pût quel­que­fois jouir de sa dame. Parce que le seul at­tou­che­ment du té­tin, le fe­rait aussi heu­reux qu’un prince : le bai­ser, le fe­rait demi-dieu : et le der­nier point, le fe­rait aussi heu­reux que les dieux mêmes. Ixion.) Ixion, comme ra­conte Di­dyme sur le vingt-et-unième de l’Odys­sée, fut fils à Ju­pi­ter. Les in­ter­prètes de Pin­dare disent, qu’il épou­sa une nom­mée Die, de la­quelle le père eut à nom Déïo­née. Or la cou­tume était an­cien­ne­ment, que les nou­veaux ma­riés fai­saient de beaux pré­sents, à ceux des­quels ils épou­saient les filles. Ixion, qui était de mé­chante na­ture, pria son beau-père de venir ban­que­ter en sa mai­son, et là, sui­vant la cou­tume, rece­voir les pré­sents. Cepen­dant il fit un grand creux à l’en­trée du lieu où se de­vait faire le fes­tin, et l’ayant rem­pli de char­bons ar­dents, et cou­vert quelque peu par le dessus, fit ma­li­cieu­se­ment tom­ber ce pauvre homme là-dedans, et y mou­rir mi­sé­ra­ble­ment. L’hor­reur de ce crime mit Ixion en si grande haine et des dieux et des hommes, que par un long temps il er­rait çà et là va­ga­bond, ne trou­vant per­sonne, qui le vou­lût rece­voir. En­fin Ju­pi­ter ayant pi­tié de lui, le pur­gea de ce for­fait, et le fit venir au ciel : même lui por­ta tant de fa­veur, qu’il le fai­sait or­di­nai­re­ment boire et man­ger à sa table. Pour cela toute­fois sa ma­lice ne fut au­cu­ne­ment cor­ri­gée. Ains un jour entre autres, s’étant bien eni­vré de Nec­tar, et soû­lé d’Ambroi­sie, il fut bien si pré­somp­tueux que de s’adres­ser à Ju­non, et lui te­nir pro­pos déshon­nêtes : voire jusqu’à la pres­ser de son hon­neur. Elle gran­de­ment cour­rou­cée, en fit le rap­port à Ju­pi­ter : qui pour le com­men­ce­ment eut soup­çon, que sa femme eût con­trou­vé cela, à cause de la haine qu’elle por­tait à tous ceux qu’il avait en­gen­drés d’autre que d’elle. Par quoi vou­lut par cer­taine expé­rience en sa­voir la vé­ri­té. Si prit une nuée, de la­quelle il fit une image moult res­sem­blante à Ju­non, et la mit en la chambre où Ixion sou­lait se reti­rer. Le­quel pen­sant au vrai de cette image, que ce fut Ju­non, accom­plit son dé­sor­don­né vou­loir avec elle : et dit-on que de là na­quirent les Cen­taures, qui furent à demi hommes, à demi che­vaux. À cette cause Ju­pi­ter, ne le pou­vant faire mou­rir (parce qu’il avait man­gé de l’Am­broi­sie) l’en­voya tout vif aux en­fers, et le fit par les mains, et par les pieds atta­cher à une roue, qui tourne per­pé­tuel­le­ment : où il est en­core, criant aux hommes, qu’ils appren­nent par son exemple, à ne rendre pas mal pour bien, ains à rendre la pa­reille à ceux qui leur au­ront fait plai­sir. Vois Di­dyme à la toute fin du vingt-et-unième de l’Odys­sée, et Pin­dare en l’Ode se­conde des Py­thies. Et Tantale.) On raconte di­verses choses de Tan­tale. Les uns disent, qu’il fut ad­mis au ban­quet des dieux, et qu’il déro­ba du Nec­tar, et de l’Ambroi­sie, pour en don­ner aux hommes qui avaient cou­tume de ban­que­ter avec lui. Cela ra­conte Pin­dare aux Olym­pies. Les autres comme Euri­pide, qu’il révé­la les se­crets des dieux aux hommes. D’autres encore, comme un des inter­prètes de Pin­dare, qu’on lui avait don­né en garde un chien, qui était com­mis à la garde du temple de Ju­pi­ter en Can­die, et en avait été dé­ro­bé, et que quand Ju­pi­ter l’en­voya qué­rir par Mer­cure, il lui dit, qu’il ne l’avait pas. On dit aussi, que vou­lant fes­toyer les dieux, il dé­tran­cha par pièces un sien fils nom­mé Pélops, et l’ayant fait cuire leur en vou­lut faire man­ger. Aussi grande est la va­rié­té des sen­tences, quant à la peine qu’il souffre. Les uns disent, que Ju­pi­ter l’acca­bla d’une montagne nom­mée Si­pyle. Les autres, qu’il est aux en­fers pen­du en l’air, ayant une grosse pierre sur sa tête, tou­jours comme prête à choir : et que par ainsi il est tour­men­té par une con­ti­nuelle crainte. Les autres, des­quels l’opi­nion est fon­dée sur l’au­to­ri­té d’Ho­mère dans l’on­zième de l’Odys­sée, et de tous plus com­mu­né­ment re­çue, disent qu’il est dans l’eau jusqu’au men­ton, et dès qu’il se veut bais­ser, pour étan­cher sa soif, l’eau s’en­fuit si bien, qu’il n’en sau­rait prendre une goutte. Disent da­van­tage, qu’il est en­tour­né de beaux arbres, comme pom­miers, poi­riers, gre­na­diers, et tels autres, qui lui ap­portent le fruit tout au­près des mains, et quand il en cuide prendre, les arbres se haussent sou­dain, telle­ment qu’il n’y peut at­teindre. S’ainsin était.) Si ainsi était. Ainsin pour ainsi, à cause de la voyelle qui s’ensuit : à la ma­nière des Grecs, qui disent ἐστὶν pour ἐστὶ. Et Γλαῦκος ἔτίκτεν ἀμύμονα Βελλεροφόντην pour ἔτίκτε [« Glau­cos engen­dra l’irré­pro­chable Bellé­ro­phon », Homère, Iliade, VI, 155]. Et ainsi des autres. Non d’un vau­tour fussé-je le repas.) Non, quand bien un vau­tour se devrait repaître de moi, comme on dit, qu’il fait de Ti­tye : du­quel les poètes disent, que pour avoir voulu for­cer La­tone, il fut tué à coups de sa­gettes par Apol­lon et Diane : et après, aux enfers éten­du de tout son long : et dit-on, qu’il couvre de son corps quatre arpents et demi de terre : là où deux vau­tours (les autres n’y en mettent qu’un) lui rongent per­pé­tuel­le­ment le foie. Homère en fait men­tion dans l’on­zième de l’Odys­sée. Pin­dare aux Pythies, Vir­gile au sixième, et plu­sieurs autres. Non, qui le roc re­monte et re­dé­vale.) C’est-à-dire, non, fussé-je celui, qui re­monte et re­dé­vale le roc. Cette ma­nière de par­ler n’est pas en­core usi­tée entre les Fran­çais : mais elle est di­vi­ne­ment bonne tou­te­fois, et poé­tique au­tant qu’il est pos­sible. Non, qui le roc.) Il entend Si­syphe, lequel Ho­mère dit avoir été le plus fin homme de tous ceux qui jamais furent. Étant près de sa mort, il don­na charge à sa femme, qu’elle ne le fît point en­se­ve­lir. Après être arri­vé aux en­fers, il se vint plaindre à Plu­ton, di­sant que sa femme ne te­nait compte de mettre son corps en terre : et fit tant par ses pa­roles que Plu­ton lui don­na congé de sor­tir et re­ve­nir encore au monde, pour tan­cer et pu­nir sa femme, de cette né­gli­gence. Depuis qu’il fut une fois sor­ti, il n’y vou­lait plus re­tour­ner, jusqu’à ce que Mer­cure vînt qui l’y ra­me­na par force. Pour pu­ni­tion de cette trom­pe­rie, il fut con­dam­né à por­ter une grosse pierre au plus haut d’une mon­tagne. Mais lorsqu’il est presque par­ve­nu au som­met, la pierre re­tombe en bas : tel­le­ment que par ce moyen sa peine est in­fi­nie. Ainsi le ré­cite Dé­mé­trie sur les Olym­pies de Pin­dare. Le com­men­taire sur le sixième de l’Iliade le ré­cite en­core au­tre­ment : mais je n’au­rais ja­mais fait, si je vou­lais tout pour­suivre. L’obs­cur de mon des­tin.) Ma condi­tion, qui pour cette heure est basse et obs­cure. Au sort meil­leur des Princes de l’Asie.) Qui est le plus fer­tile, et le plus riche pays du monde. Ainsi Ho­race vou­lant dire, qu’il avait été quel­que­fois fort heu­reux, dit, qu’il a été plus heu­reux que le roi des Perses,

Persarum vigui rege beatior.

Un demi-dieu me fe­rait son bai­ser.) Cette fin est prise d’un épi­gramme Grec de Ru­fin,

Ὄμματ΄ ἔχεις ῞Ηρης͵ Μελίτη͵ τὰς χεῖρας Ἀθήνης͵
τοὺς μαζοὺς Παφίης͵ τὰ σφυρὰ τῆς Θέτιδος.

εὐδαίμων ὁ βλέπων σε͵ τρισόλβιος ὅστις ἀκούει͵
ἡμίθεος δ΄ ὁ φιλῶν͵ ἀθάνατος δ΄ ὁ γαμῶν.
[Anthologie palatine, V, 69 ; texte grec prove­nant d’une page de remacle.org, qui donne à lire les épi­grammes de Rufin en grec et en tra­duc­tion (n° 94).]

L’épi­gramme entier a été tourné par Baïf au premier livre des Amours.
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[texte modernisé]
[R]

 
 

En ligne le 07/07/19.
Dernière révision le 31/12/19.