…si tous mes beaux nuages
remplissent ce papier
DE LA POÉSIE
FRANÇAISE
et des œuvres d’Étienne Jodelle.
[…]
Et en France [la poésie] eût été du tout abolie, si en cet âge dernier le Roi François premier, rétablissant les bonnes lettres, n’eût incité plusieurs esprits excellents qui sourdirent en la fin de son règne, et au commencement de celui de son fils Henry : lesquels reprenant cette ancienne vigueur Française, remirent sus la docte Poésie en leur langue. De ceux-là le premier et le plus hardi fut Pierre de Ronsard, gentilhomme Vendômois, qui se fit auteur et chef de cette brave entreprise, contre l’ignorance et rudesse de ne sais quels Chartier, Villon, Crétin, Bouchet, et Marot, qui avaient écrit aux règnes précédents : et a tracé le chemin aux autres qui l’ont suivi. Le premier qui après Ronsard se fit connaître en cette nouvelle façon d’écrire, ce fut Étienne Jodelle, noble Parisien : car dès l’an 1549 l’on a vu de lui plusieurs Sonnets, Odes, et Charontides : et 1552 mit en avant, et le premier de tous les Français donna en sa langue la Tragédie, et la Comédie, en la forme ancienne.
En ce temps-là aussi apparurent Baïf, et Du Bellay, très doctes Poètes, et autres en grand nombre, lesquels ont de leur vivant publié leurs écrits, ce que Jodelle ne voulut oncques faire : mais après sa mort, ses amis plus soucieux de sa mémoire que lui-même, et pour l’honneur de la France, ont recueilli ce qu’ils ont pu de ses œuvres égarées, et de partie d’icelles ils ont fait imprimer ce premier volume de Mélanges, pendant que l’on préparera autres volumes de choses mieux choisies et ordonnées. Car expressément l’on a mêlé en ce volume plusieurs pièces faites par l’auteur aux plus tendres ans de sa jeunesse, comme la Tragédie de la Cléopatre, et la Comédie d’Eugène, et quelques Chansons, Sonnets, et Odes que l’on pourra discerner plus faibles que plusieurs autres faites depuis, afin que l’on connaisse quel a été l’auteur en ses écrits, et en son adolescence, et en la suite de son âge plus viril. On y a mis aussi aucuns poèmes imparfaits, parce que l’on n’en a encore pu retrouver le reste : Et a l’on pensé (quelque imparfaits qu’ils soient) que ce qui y est ne laissera de plaire, et profiter aux Lecteurs : De ceux-là sont les Contr’Amours, qui doivent contenir plus de trois cents Sonnets : les Discours de César au passage du Rubicon, qui se doivent monter à dix-mille vers pour le moins, la Chasse qui n’est ici à moitié, et contre la Rière-Vénus, que l’auteur pour sa maladie ne put parfaire.
[…]
Jouisse donc le Lecteur de ceci cependant : Et avant que juger de cette Poésie, je le prie de noter deux choses : l’une, que ores que par icelle l’on peut bien apercevoir que l’auteur avait bien lu, et entendu les anciens, toutefois par une superbe assurance ne s’est oncques voulu assujetir à eux, ains a toujours suivi ses propres inventions, fuyant curieusement les imitations, sinon quand expressément il a voulu traduire en quelque Tragédie : tellement que si l’on trouvait aucun trait que l’on pût reconnaître aux anciens, ou autres précédant lui, ç’a été par rencontre, non par imitation, comme il sera aisé à juger en y regardant de près. L’autre, que qui remarquera la propreté des mots bien observée, les phrases, et figures bien accommodées, l’élégance et majesté du langage, les subtiles inventions, les hautes conceptions, la parfaite suite et liaison des Discours, et la brave structure et gravité des vers, où il n’y a rien de chevillé : se trouvera si affriandé en ce style d’écrire singulier, et possible encore non accoutumé entre les Français, que si après il prend les œuvres de plusieurs autres, il s’en dégoûtera tant qu’il ne voudra plus lire ni estimer autres écrits que de Jodelle.
[…]
Charles de LA MOTHE,
« De la Poésie française, et
des Œuvres d’Étienne Jodelle, sieur du
Lymodin »,
Les Œuvres et Mélanges
poétiques
d’Étienne Jodelle,
Paris, 1574, n.p.
[Gallica, ark:/12148/btv1b8609547g, PDF_16_19]
(texte modernisé).
Epitaphe de Iodele, par acrostiche & mesostiche.
En
ceste lamE
vn poëte repose,
Sur qui iadiS reluisoit clairement
Tout le plus saincT & plus rare ornement
Infus icI dans vne ame dispose.
En
son corps ieunE il eut
vne ame enclose,
N’ayant du bieN soucy aucunement,
N’estimant rieN que son contentement,
Et que la MusE entre toute autre chose.
Il
feut cherI en la court
de nos Rois,
Ou sa CliO retentissoit sa voix
D’vn ton bien
granD animant ses
ouurages.
En
fin la ParquE esteignit
ses beaux ans,
Lors que le cieL fasché contre ce
temps,
Excitoit FrancE aux meurtres &
carnages.
Pierre LE LOYER,
Érotopégnie,
Paris, Abel L’Angelier, 1576,
Second Livre, sonnet XXV, f° 61v°
[Gallica, ark:/12148/bpt6k713176, PDF_139].
ÉTIENNE JODELLE.
Étienne Jodelle, sur qui Ronsard donne la supériorité à Jacques Grévin, comme vous venez de le voir dans les vers que je viens de citer [1], naquit à Paris l’an 1532 d’une famille noble, et fut Seigneur de la terre du Limodin que Jodelle écrivait toujours Lymodin, contre la foi des titres originaux qui n’autorisent que la première orthographe. Il se distingua de bonne heure dans le monde par ses poésies Françaises. Dès l’an 1549, n’ayant encore que dix-sept ans, on vit de lui des Sonnets, des Odes, et d’autres pièces de poésie qui lui firent beaucoup plus d’honneur qu’il n’en méritait.
[…]
Jodelle se fit encore plus de tort par sa conduite et par sa manière de penser. Philosophe un peu cynique, il se plaignait toujours d’être négligé, et il ne savait ni faire sa cour, ni profiter de sa réputation. Livré à ses plaisirs, il eut trop peu de biens pour les satisfaire longtemps. L’indigence se joignit à ses infirmités, et il mourut âgé de quarante et un ans, au mois de Juillet 1573.
[…]
L’abbé GOUJET,
Bibliothèque française,
ou Histoire de la Littérature
française,
tome 12, 1748, pp. 167-181
[Gallica, NUMM-50655, PDF_170_184]
(texte modernisé).
Notes
[1] La « vie » de Jodelle succède à celle de Jacques Grévin dans la Bibliothèque de l’abbé Goujet.
Mais tout orage noir
de rouge éclair flamboie
Liens
Études
* On peut lire un article de Pierre Lusson et Jacques Roubaud, Sur la devise « de noeud et de feu », un sonnet d’Étienne Jodelle. Essai de lecture rythmique, qui expose les principes de l’analyse rythmique conçue par les auteurs, à partir de trois sonnets de Jodelle – article paru dans la revue Langue française, (volume 49, 1981) consultable sur Persee, portail de publication électronique de revues scientifiques en sciences humaines et sociales.
Liens valides au 23/01/23
* Sur le sonnet de la triple Hécate, au format PDF, de François Rastier, « Lune, Diane, Hécate », étude de sémantique textuelle du sonnet de Jodelle Des astres, des forêts, et d’Achéron l’honneur, avec un excursus vers l’histoire des vers rapportés. Cette étude est le premier chapitre du livre second de Sens et textualité, paru en 1989, que l’auteur met en ligne intégralement dans la revue électronique Texto !
Liens valides au 23/01/23
En ligne le 04/10/05.
Dernière révision le 23/01/23.