Si
vous comptez les flots d’une orageuse rive,
Et
les grains sablonneux qu’on voit au bord des mers,
Si vous comptez des champs
les
ornements divers,
Le nombre des esprits qui
vers Charon
arrive :
Si vous comptez
du ciel la belle troupe vive
Qui bluette la nuit dans son pavillon pers,
Si vous pouvez
compter les gais
feuillages verts
Quand la terre au
printemps de
nouveau se ravive.
Si vous comptez
les coups d’un combat furieux
Et de combien de
traits on voit
l’air pluvieux
Quand le Turc sur la mer
l’Espagnol
escarmouche :
Vous compterez les
maux qui troublent mon repos,
Vous compterez encor
les pleurs et
les sanglots,
Qu’enfantent jour et nuit, et mes yeux et ma bouche. |
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---Pourtant
cette
expression
de la douleur amoureuse pourrait sembler réduite
à peu de choses
en comparaison avec le préambule rhétorique qui
la
précède (vers 1 à
11). Mais en retardant l’apparition finale de la plainte
amoureuse,
ce
préambule a pour fonction d’en renforcer
l’intensité.
---En
accumulant des éléments de la nature et de
l’univers qui existent en
très grand nombre, en nombre si grand qu’on ne
pourrait les
compter, comme les " flots"
(vers 1), les grains
de
sable ("grains
sablonneux", vers 2), les fleurs ("des champs les ornements
divers", vers 3), les étoiles
("du ciel la belle troupe vive",
vers 5 et 6), les "feuillages" (vers 7 et 8), en évoquant
aussi
le nombre incalculable des humains qui rendent
l’âme
à
chaque instant ("le nombre des esprits qui vers Charon arrive", vers
4), en évoquant encore le nombre des "coups" qui peuvent
s’échanger lors d’un combat (vers 9) ou
bien les
flèches
innombrables qui "pleuvent" lors d’une bataille navale
(allusion
probable à la bataille de Lépante
de 1571 qui vit
la flotte espagnole repousser la flotte turque, vers 10 et 11), en
accumulant ainsi les innombrables avant de
dire qu’ils ne sont pas aussi nombreux que les "maux"
qu’il souffre
pour sa dame hostile, indifférente ou inaccessible, Jehan
Grisel
a cherché depuis le
début à donner un
caractère hyperbolique à sa plainte finale.
---Cette
expression hyperbolique de la
plainte finale est renforcée aussi, à
l’intérieur
du préambule, par la figure
de l’anaphore. L’anaphore de "si vous comptez"
(vers 1, 3, 5, 9,
complétée par "si vous pouvez compter" au vers
7), c’est
à dire le retour tous les deux vers de la même
formule
insistant sur le caractère innombrable des
éléments qui suivent, cette anaphore contribue
à
accentuer
encore le caractère innombrable des "maux"
évoqués
à la fin.
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---Les
vers accumulant les
"innombrables" dans le préambule peuvent être
classés en deux catégories : ceux dont les
connotations
sont négatives et préparent
l’expression finale
de la
douleur, et ceux qui au contraire suggèrent un assentiment
admiratif aux beautés du monde.
---Compter
les flots de la
tempête depuis une "orageuse rive" (vers 1), imaginer "le
nombre des esprits qui vers Charon arrivent", c’est
à dire
le
nombre des morts qui gagnent leur dernière demeure
à
chaque instant (vers 4), compter les coups et les flèches
qui
s’échangent lors d’une bataille (vers 9
à 11),
c’est
tenter de mesurer tous les maux de la terre, produits par la nature ou
par les hommes. Ces vers qui disent l’effroi et la douleur
préparent à l’évidence
l’expression
finale de la
plainte amoureuse. Après lecture de celle-ci, le lecteur est
amené à songer rétrospectivement que
les tourments
du cœur trouvent sinon leurs équivalents, du moins
leurs
reflets
dans les déchaînements de la nature et des peuples
en
guerre.
---À
l’inverse,
certains des "innombrables" ont des connotations très
positives : les "grains sablonneux" du "bord des mers", par ce
qu’ils
suggèrent de douceur blonde (vers 2); la "troupe"
explicitement "belle" et "vive" des étoiles qui orne
d’étincelles ("bluette") la nuit
personnifiée
enveloppée "dans son pavillon pers", c’est
à dire
dans
une grande pièce d’étoffe
précieuse
bleu
foncé (vers 5 et 6); enfin les "feuillages verts", eux aussi
explicitement "gais", qui accompagnent, "quand la terre au printemps
de nouveau se ravive", le renouveau, la résurrection de la
vie
(vers 7 et 8). Les sentiments d’admiration,
d’accord avec le
monde, d’espoir, qui s’expriment dans ces vers,
suggèrent
eux
aussi
rétrospectivement, la lecture du poème
achevée, ce
qui peut nourrir ou
refléter les espérances d’un amoureux.
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---Ce
poème
de Jehan Grisel, publié en 1599 dans Les Amours,
troisième section des Premières
Œuvres
poétiques, est un sonnet composé
d’alexandrins. Il a pour thème
la douleur du poète, provoquée par un amour
malheureux
pour une femme qui n’est pas nommée, et dont on
peut
supposer
qu’elle est la destinataire du discours, même
s’il est
possible
que le poète, en disant "vous", s’adresse
à un
tiers
- le
lecteur - pour
le prendre à témoin de ses souffrances.
---Le
poème est
composé de deux parties. La première, qui couvre
la plus
grande partie du sonnet,
puisqu’elle s’étend sur les 11 vers des
trois premières
strophes, est un préambule rhétorique qui
accumule les
innombrables. La seconde partie, qui délivre le message
essentiel et occupe le
second tercet, expose les souffrances de l’amoureux.
---Ce
poème, qui
contient à la fois
l’expression explicite de la douleur et un certain nombre de
vers dont
les
connotations suggèrent l’admiration amoureuse, est
un
poème lyrique.
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---La
douleur
n’apparaît explicitement que dans les trois dernier
vers,
quand
le poète
évoque ses "maux", ses "pleurs" et ses "sanglots", mais
à
une place, la chute du sonnet, qui lui donne la plus grande importance.
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---D’autre
part, la logique
grammaticale fait apparaître le contenu des trois derniers
vers
comme nécessaire à l’apparition
d’un sens complet
pour
la phrase unique dont se compose le poème (même si
la
ponctuation ne va pas dans ce sens : un point à la fin du
second quatrain semble séparer le poème en deux
phrases,
mais c’est une ponctuation "strophique"
caractéristique du
seizième siècle et non une ponctuation
grammaticale). Les
cinq propositions subordonnées conjonctives
hypothétiques
qui
s’étendent parallèlement du vers 1 au
vers 11
("si vous
comptez...") ne
délivrent en effet aucun sens suffisant avant
l’apparition
d’une
première proposition principale au début du
second tercet
("vous compterez...").
---L’intensité
de la
plainte est renforcée aussi par quelques
procédés.
C’est d’abord l’anaphore de "vous
compterez" qui insiste
paradoxalement sur l’impossibilité de compter
"maux",
"pleurs"
et "sanglots", après le préambule des
innombrables.
C’est ensuite, dans les deux derniers vers, la
métaphore de
l’enfantement qui amplifie la douleur traduite par les
"pleurs" et
les "sanglots", lesquels sont enfantés hyperboliquement
"jour
et
nuit". Enfin Grisel conclut le sonnet en employant le "et"
d’insistance: "Qu’enfantent jour et nuit, et mes
yeux et ma bouche".
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---Les
"innombrables" aux
connotations positives et négatives alternent
de façon calculée tout au long du
préambule. Les
flots tempétueux
(vers 1) et les morts approchant des enfers (vers 4) encadrent dans le
premier quatrain le sable des plages et les fleurs des champs (vers 2
et 3), puis le second quatrain est dédié aux
splendeurs de
la nuit étoilée (vers 5 et 6) et au verdoiement
printanier (vers 7 et
8); enfin le premier tercet redit la violence et la mort en
évoquant
les coups et les flèches des combats. Ces alternances se
rapprochent des
antithèses
traditionnellement associées aux tourments amoureux, comme
celle du feu et de la glace. Et ne peut-on pas comprendre comme un
trait
psychologique d’une assez grande justesse que les douleurs de
l’amoureux
soient amplifiées jusqu’à la
démesure
par cette
oscillation même entre espoir et désespoir
insinuée
par les innombrables ?
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---Le
préambule se
termine par deux vers qui suggèrent de manière
particulière la violence des blessures d’amour,
que tout le
seizième siècle s’est plu
à
imputer aux
flèches de Cupidon : "Et de combien de traits on voit
l’air
pluvieux / Quand le Turc sur la mer l’Espagnol escarmouche".
L’image
de la bataille navale a tout d’abord quelque chose de
surprenant, parce
qu’elle s’oppose nettement aux visions cosmiques
qui la
précèdent. Après les
évocations de la mer
sous l’orage et du grand ciel calme
étoilé, des
enfers
où disparaissent les hommes et du retour de la vie sur terre
au printemps, toutes scènes qui affirment la force des lois
de
la nature, des hommes en guerre apparaissent qui transforment les
gouttes d’eau de la pluie bienfaisante en "traits" mortels.
La
métaphore de l’"air pluvieux" de
flèches dit une
sorte de
sacrilège prodigieux qui justifie qu’une
âme pure
verse
larmes et sanglots.
---La
violence de l’image
est particulièrement renforcée par le jeu
des allitérations et des assonances.
C’est d’abord le vers 9 qui fait entendre les coups
dont il parle par
les sonorités répétées de
"vous",
"comptez",
"coups" et combat", les sons [ou] et [on] alternant avec [k]. Enfin
le vers 11, "Quand le Turc sur la mer l’Espagnol
escarmouche", associe
à la même allitération en [k] des
allitération en [S] et [R] et des
répétitions de
syllabes ("Turc sur", "Espagnol escarmouche"),
qui donnent au vers un caractère spécialement
heurté tout en donnant l’impression de reproduire
la
mêlée indistincte des combats.
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