Michele MARULLO (Marulle)
(v. 1450-1500)
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1497 : Not tot Attica mella…
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Du Poète Marulle.

Marulle Poète et guerrier
Couronné d’un double laurier
Repose ici sous ce tombeau :
Tiré, noyé, pêché de l’eau
D’un fleuve Tusque, ayant cent fois
Cherché la mort sous le harnois
Entre les combat furieux :
Toutefois tout victorieux
Toujours Pallas l’accompagnait :
D’ailleurs Phébus ne dédaignait
En langage Romain et Grec
De lui donner l’honneur avec.
 

Les diverses Poésies du Sieur de La Fresnaie Vauquelin, Caen, Charles Macé, 1605,
Épitaphes, p. 662
[Gallica, NUMM-70136, PDF_673].


Albert-Marie Schmidt
~ Ingratitude
des humanistes
envers Byzance ~
1948

§1 La tradi­tion histo­rique fran­çaise telle qu’elle se fixe au xxe siècle se plaît à peindre les dé­buts de l’ère mo­derne avec des cou­leurs aussi dé­centes pour l’es­prit qu’édi­fiantes pour le cœur. Elle réprouve pudi­que­ment la li­cence de ce qu’elle nomme : le Bas-Empire. Elle dé­nonce l’incu­rie de tant de des­potes im­bé­ciles qui se di­ver­tis­saient à des jeux théo­lo­giques au lieu de forti­fier leurs Etats. Elle remer­cie la Sagesse divine qui, tout en punis­sant By­zance de ses crimes maté­riels ou spi­ri­tuels par une cata­strophe exem­plaire, a bien voulu transfor­mer cet évé­ne­ment en un remède à la bar­ba­rie sco­las­tique où crou­pis­sait l’Europe.

§2 Elle aime à repré­sen­ter le pro­vi­den­tiel exil des faux doc­teurs qui, sur les rives du Bos­phore, dans des coffres cade­nas­sés, dé­te­naient indû­ment les tré­sors de l’anti­qui­té grecque. Elle les montre con­traints par leurs bienheu­reuse pé­nu­rie de livrer à l’intel­li­gence occi­den­tale les chefs-d’œuvre que mécon­nais­sait leur igno­rance somp­tueuse. Elle déclare que les réfu­giés byzan­tins, gué­ris de leurs vices par le puis­sant se­cours du mal­heur, débar­quèrent en Ita­lie après avoir couru plus de pé­rils que n’en surmon­ta l’indus­trieux Ulysse, mais qu’ils reçurent des huma­nistes de ces con­trées bé­nies un accueil assez affable pour les conso­ler de leurs maux, si bien qu’ils furent trop heu­reux de s’ac­quit­ter des dettes de leur recon­nais­sance en trans­met­tant à ces hôtes atten­tifs le pré­cieux dé­pôt lit­té­raire dont ils se repen­taient d’avoir si long­temps mésu­sé.

§3 Au spectacle d’une har­mo­nie si ver­tueuse et si par­faite, on se sent presque défail­lir d’atten­dris­se­ment. Mais l’on échappe à peine à la pâ­moi­son immi­nente lorsqu’on lit les élu­cu­bra­tions de M. Abel-François Ville­main. Cet il­lustre lau­réat de plu­sieurs aca­dé­mies vou­lut chan­ter les mal­heurs des By­zan­tins pros­crits, leur conver­sion aux mœurs ita­liennes et les heu­reux effets d’un chan­ge­ment si mé­ri­toire. Tout pé­né­tré des charmes d’un pré­ro­man­tisme li­quide, il pu­blia donc, en 1825, une sorte d’idylle épique : Lasca­ris ou les Grecs au xve siècle, des­ti­née peut-être à ré­pandre parmi les na­tions euro­pé­ennes une pi­tié pour les Hellènes oppri­més par les Turcs, que justi­fie­raient les ser­vices invo­lon­taires rendus par leurs ancêtres à la cause sacrée de l’éru­dition.

§4 Ce poème en prose, assez peu connu, est l’une des plus éton­nantes niai­se­ries qu’ait pro­duites le xixe siècle. On y voit le gram­mai­rien Cons­tan­tin Las­ca­ris suivi du phi­lo­sophe Gémiste Plé­thon (mort pourtant avant 1453) qui, après avoir essuyé une af­freuse tem­pête, débarquent en Si­cile, où les attend un chœur d’hellé­nistes en larmes, et pour­suivent à tra­vers la pé­nin­sule ita­lienne une car­rière triom­phale.

§5 Ces fa­daises furent tenues pour articles de foi par les sa­vants les mieux accré­di­tés. En 1869, Egger, membre de l’Insti­tut, pro­fes­seur à la Sor­bonne, écrit encore avec cette élé­gance ca­farde qui ca­rac­té­ri­sait alors le style uni­ver­si­taire : « La prise de Cons­tan­ti­nople domp­ta par l’humi­lia­tion et la mi­sère l’or­gueil des Hellènes et, d’un autre cô­té, elle flé­chit par la com­pas­sion l’or­gueil non moins intrai­table des clercs de l’Occi­dent. »

§6 Belle pé­ro­rai­son pour dis­cours de distri­bu­tion de prix de ver­tu ! Le mal­heur est que ces insa­ni­tés senti­men­tales ren­contrent encore, dans la plupart de nos ma­nuels sco­laires, un écho affai­bli. Il est rare que l’on n’y trouve point certaines effu­sions mo­rales sur les ori­gines de l’hu­ma­nisme, bien propres à enga­ger les plus in­cré­dules à louer un Dieu dont l’adresse sait conver­tir en bien­faits gé­né­raux les pires ca­la­mi­tés par­ti­cu­lières.

§7 Or pas un trait, pas un épi­sode de cette my­tho­lo­gie affec­tive pour bas-bleus sur le retour n’est vrai. Oh ! nous ne contes­tons pas que les Vil­le­main, les Egger et autres ba­la­dins suaves de la gaie science ne fondent leurs dé­duc­tions sur des textes pré­cis dus à la plume ver­beuse et ver­veuse des hu­ma­nistes. Mais ceux-ci, men­teurs dès l’ori­gine, ne de­mandent guère à ces élé­gances la­tines, à ces adages dont ils com­pilent d’utiles recueils, que le moyen de dégui­ser la noir­ceur de leurs sen­ti­ments et de mas­quer le néant de leur âme.

§8 Nous n’igno­rons plus rien, aujour­d’hui, de la ré­sis­tance hé­roïque qu’a sou­te­nue contre l’Islam l’Empire de By­zance rail­leu­se­ment aban­don­né à son sort par la soi-disant chré­tien­té. Nous n’igno­rons plus rien aujour­d’hui des hor­reurs de l’abo­mi­nable re­fuge qu’offrirent aux pros­crits grecs les prin­ci­pau­tés ita­liennes. Et si nous nous sur­pre­nons parfois à gé­mir, c’est moins sur les tra­cas, pour­tant intolé­rables, de ces pauvres gens que sur l’opprobre que s’est atti­ré l’Occi­dent en les mal­me­nant de toutes les fa­çons.

§9 Les huma­nistes ita­liens ne leur par­donnent pas, dans leur con­for­misme d’es­prits faus­se­ment déga­gés, d’avoir re­çu les sa­cre­ments d’une Eglise schis­ma­tique. Ils ont long­temps répé­té avec fer­veur l’adresse inex­piable de Pé­trarque au doge de Gênes : « Je souhaite voir cet empire infâme, ce consis­toire d’erreurs rui­né par vos propres mains (1352). » Ils se sont dépi­tés, avant la chute de Cons­tan­ti­nople, que les admi­rables com­men­ta­teurs de textes grecs anciens qui ré­si­daient encore dans cette ville fissent obs­tacle à leurs ma­nœuvres tor­tueuses de pil­lards de ma­nus­crits. Ils s’in­dignent de la pré­ten­due per­fi­die de ce peuple sincère, de la pré­ten­due iner­tie de ce peuple bel­li­queux. Enfin leur or­gueil d’éru­dits de fraîche date ne peut to­lé­rer la tran­quille assu­rance de la glo­rieuse Ecole by­zan­tine. Avec quelle amer­tume Po­li­tien ne s’écrie-t-il pas : « Elle prétend que nous possédons les simples broutilles des belles-lettres et qu’elle en a la moisson mûre ; elle nous attri­bue les ro­gnures et se ré­serve le corps, elle nous con­cède les écales pour conser­ver la noix ! »

§10 En outre, l’aspect dé­bile de ces réfu­giés excite en eux un trouble de cons­cience qui se change vite en res­sen­timent. Ils n’ont que le dé­dain pour la gré­caille famé­lique dont la seule pré­sence insulte à leur obé­si­té de fa­vo­ris des princes. Tout, d’ailleurs, dans le cos­tume, dans les ma­nières des gueux by­zan­tins répugne à leur élé­gance de cour­ti­sans bien appris. Ils restent insen­sibles au charme exo­tique de leurs hôtes invo­lon­taires. Ah ! ces barbes longues qui s’é­panchent sur la poi­trine en ondes soyeuses ! Ces che­ve­lures cré­pues et lui­santes qui se hé­rissent comme des cri­nières ! Ces crânes ra­sés, ces ton­sures qui des­cendent comme une ombre sale jusqu’à ces sour­cils noir­cis à l’an­ti­moine et à ces pau­pières far­dées ! Cette into­lé­rable va­rié­té des coif­fures : bon­nets en forme de pots, ca­lottes, ban­deaux d’or, mitres à la cime desquelles fris­sonne un petit pa­nache ! Et cet air triste comme un reproche. Cette médi­ta­tion conti­nuelle de maux en somme mé­ri­tés ! Cette ab­sence d’en­joue­ment, voire de po­li­tesse ! Il y a là de quoi exas­pé­rer l’âme des plus gé­né­reux ! Au reste, plutôt que vitu­pérer ces fantoches, ces goujats, il vaut mieux s’en mo­quer. Et les cha­ri­tables huma­nistes de s’esclaf­fer : « Ils sont tel­le­ment ri­dicu­les, écrit l’un d’entre eux, que personne, quelle que soit sa gra­vi­té ou sa tris­tesse, ne peut se rete­nir de rire en les voyant. »

§11 On s’en amu­se­ra donc comme de bouf­fons pro­cu­rés par un des­tin clé­ment. Mais on profi­te­ra éga­le­ment de l’ex­trême né­ces­si­té où les ré­duit l’indi­gence. On les ex­pro­prie­ra sub­ti­le­ment de leurs biens les plus chers. Et quand ils auront fini par mou­rir, acca­blés de tra­vaux et d’injus­tices, on déli­vre­ra à leur ombre l’éloge d’une pom­peuse épi­taphe.

§12 Tous n’ont pas le bon­heur, comme Lé­once Pilate, de mou­rir frap­pés d’un trait de foudre. On s’en­tend à les faire tré­pas­ser à tout petit feu. Michel Apos­to­lios, l’ar­dent défen­seur de Plé­thon contre Théo­dore Gaza, reti­ré en Crète, ne sa­chant com­ment soi­gner sa femme en­ceinte et nour­rir ses en­fants, tente de se­couer l’indif­fé­rence d’un de ses rares com­pa­tri­otes par­ve­nus, à force d’apos­ta­sies, le car­di­nal Bessa­rion, par cette sup­plique dé­ses­pé­rée : « Tu m’as sou­vent écrit que tu ne m’ou­blie­rais ja­mais, que tu conser­ve­rais tou­jours pour moi une tendre affec­tion, eh bien ! voici l’occa­sion de m’en don­ner la preuve : aujour­d’hui que ton Michel souffre de la faim et n’est vêtu que de mi­sé­rables gue­nilles, que ma femme implore sans rien obte­nir, que mes enfants vont de porte en porte men­dier du pain, du vin et des sou­liers » (cf. E. Legrand, Bi­blio­gra­phie hellé­nique, I, LX).

§13 Théo­dore Gaza exé­cute, sur l’ordre de Nico­las V, une traduc­tion du De Ani­ma­libus d’Aris­tote. Il la re­voit, il la cor­rige, il la po­lit. Il la trans­crit sur vé­lin. Il orne son manus­crit d’une riche re­liure. Il le présente à Sixte IV, suc­ces­seur de Nico­las V. Celui-ci, joyeux de cette au­baine ines­pérée, feint de le dédai­gner. Au lieu de four­nir à l’émi­nent sa­vant de quoi vivre avec dé­cence, il pré­tend ne lui rem­bour­ser que les frais qu’il a enga­gés pour la seule pa­rure exté­rieure de son œuvre ; quant au conte­nu, peu lui im­porte, et il lui remet chi­che­ment cin­quante écus. Gaza dans un trans­port d’indi­gna­tion et de dégoût, s’en va jeter au Tibre cette aumône déri­soire et s’écrie : « Du mo­ment où la fine fleur de fro­ment pue au nez des ânes gras, il ne me reste plus qu’à m’en aller d’ici ! » Il quitte Rome, en effet, et se retire en Ca­labre pour s’y éteindre in­con­so­lé.

§14 Aver­tis par les mécomptes de leurs infor­tu­nés col­lègues, d’autres écri­vains by­zan­tins re­noncent bien­tôt à ti­rer de leur seule acti­vi­té lit­té­raire les élé­ments de leur sub­sis­tance. Ils se résignent à s’ac­quit­ter de fonc­tions su­bal­ternes et sou­vent dé­criées. Avec quelle hy­po­cri­sie les huma­nistes n’ont-ils pas cé­lé­bré la gloire du fa­meux Michel Marulle, qui excel­lait tour à tour dans l’art mi­li­taire et dans la poé­sie ! En réa­li­té, cet éton­nant ar­tiste, aussi remar­quable par la pro­fon­deur de la doc­trine que par la jus­tesse inci­sive du lan­gage, dut s’accom­mo­der, pour ne pas pé­rir, de la piètre condi­tion de mer­ce­naire et traîna ses jours dans les plus bas tra­vaux du mé­tier de sol­dat, faute d’avoir flé­chi la la­dre­rie des mécènes ita­liens qui nourris­saient pour tout ce qui sen­tait la civi­li­sa­tion by­zan­tine une étrange aver­sion.

§15 Les réfu­giés grecs avaient-ils donc grand tort de dé­non­cer l’espèce de bar­ba­rie or­ga­ni­sée dont ils étaient les vic­times ? Nous ne pou­vons que nous asso­cier à la plainte que le gram­mai­rien Cons­tan­tin Las­ca­ris éle­vait vers 1480. Il déclare qu’il consi­dère sa pré­sence en Si­cile comme un escla­vage. Il gé­mit sur la noire ingra­ti­tude des princes. Il appelle Rome la nouvelle Ba­by­lone, la mère nour­ri­cière de tous les vices. Quant aux Ita­liens en gé­né­ral, ils feraient tout plutôt que d’allouer un trai­te­ment à un Grec. Ce qui l’engage à com­po­ser ce si­nistre mar­ty­ro­loge des éru­dits by­zan­tins : « C’est par l’ava­rice des princes que Théo­dore Gaza, ce savant accom­pli, a été con­traint, hé­las ! d’aller mou­rir obs­cu­ré­ment dans l’exil de Poli­cas­tro en Calabre. C’est par suite de cette même ava­rice qu’Andro­nic Callis­tos a dû cher­cher un exil aux îles Bri­tan­niques où il est mort sans ami ; que le savant Fran­cou­lios s’est éteint je ne sais où en Ita­lie ; que Dé­mé­trios s’est vu obli­gé de re­tour­ner dans sa pa­trie et de su­bir le joug des Bar­bares ! » Il avoue qu’une incu­rable nos­tal­gie le pousse à aspi­rer aux Iles des Bien­heu­reux. Il con­clut par ce cri de dé­tresse : « L’es­prit obsé­dé par de pa­reilles pen­sées, je suis assis, contem­plant la mer aux sombres abîmes, Cha­rybde et Scyl­la qui te sont chères, et ce dan­ge­reux port de Mes­sine, souf­frant de res­ter, pleu­rant de ne pou­voir par­tir, ne sa­chant ce que je dois faire ni vers quels lieux me diri­ger… » Ces accents, s’il les avait per­çus, auraient peut-être quelque peu déran­gé M. Abel-François Vil­le­main dans sa quié­tude féne­lo­nienne ! (Cf. Legrand, Ibid., I, lxxx, lxxxi)

§16 Mais il y a pire encore que toutes ces bas­sesses. Ayant arra­ché les rares plumes qui restaient à ces mal­heu­reux paons, les huma­nistes s’en pa­rèrent avec inso­lence. Certes, nous savons que, dès 1430, de fruc­tueuses raz­zias leur avaient pro­cu­ré tous les textes ma­jeurs de la litté­ra­ture grecque. Mais s’ils sa­vaient, en gé­né­ral, déchif­frer ces inap­pré­ciables ma­nus­crits, ils igno­raient l’art d’en péné­trer les fi­nesses gram­ma­ti­cales et lexi­co­lo­giques. Or les By­zan­tins qui, au cours de siècles de com­pa­rai­sons minu­tieuses et de conclu­sions dé­li­cates, avaient véri­ta­ble­ment créé les disci­plines phi­lo­lo­giques, les ini­tièrent aux beau­tés for­melles du style grec, qu’ils ne pou­vaient recon­naître par eux-mêmes, et leur faci­li­tèrent ainsi l’accès aux plus pures struc­tures de la pen­sée antique. Ils lisaient le grec. Grâce aux By­zan­tins, ils purent réflé­chir en grec leurs idées, mais ils ne vou­lurent jamais en conve­nir. Et pour­tant les travaux des maîtres, qu’ils acca­blaient d’ou­trages, attei­gnirent d’em­blée une telle per­fec­tion qu’ils demeu­rèrent iné­ga­lés durant long­temps : les gram­maires des huma­nistes n’en sont sou­vent que de préten­tieuses et mala­droites contre­fa­çons. Loin de s’humi­lier devant tant de savoir exquis, les hu­ma­nistes en tirèrent argu­ment pour accu­ser de vaine science les éru­dits grecs leurs contem­po­rains et pour dif­fa­mer l’adjec­tif by­zan­tin au point de commen­cer à lui donner le sens pé­jo­ra­tif que, malgré bien des protes­ta­tions, il conserve encore aujour­d’hui parmi nous.

§17 Vaine, la pen­sée by­zan­tine ? Lorsque l’on étu­die l’his­toire du despo­tat grec de Morée, par exemple, on demeure stu­pé­fait de la vi­gueur, du réa­lisme des recherches intel­lec­tuelles que pour­sui­vaient les savants et les sages grou­pés, au xive et au xve siècle, à la cour de Mistra. Sans s’en douter, cette pléiade, qui ne se conten­tait pas de ratio­ci­ner sur de vieux textes, prépa­rait toute la doc­trine de ce que nous nom­mons, avec quelque mé­prise : la Re­nais­sance. Elle défi­nis­sait une nou­velle po­li­tique. Elle étu­diait les échanges réci­proques des di­verses classes de la socié­té. Elle remet­tait en question la légi­ti­mi­té de la propri­été. Elle oppo­sait aux concep­tions tyran­niques de l’Etat sou­ve­rain une notion de l’Etat gar­dien des voca­tions et des liber­tés indi­vi­duelles. Enfin elle éla­bo­rait un plan pré­cis d’orga­ni­sa­tion du tra­vail. Toutes tenta­tives pour éta­blir le règne de la jus­tice tem­po­relle, qui furent conti­nuées à l’envi par les uto­pistes et réfor­ma­teurs so­ciaux de l’Europe mo­derne.

§18 En outre, elle essayait, grâce à une propa­gande dont les procé­dés nous restent assez mysté­rieux, de consti­tuer une socié­té de libres esprits qui rem­pla­ce­rait le chris­tia­nisme par un déisme à forme néo-pla­to­ni­cienne. Gémiste Plé­thon, qui compte par­mi les plus rares philo­sophes du groupe de Mistra, conser­vant les noms des dieux païens, en qui il recon­nais­sait les intel­li­gences rec­trices de l’uni­vers, rédi­gea même en leur hon­neur une sé­rie d’offices li­tur­giques d’où nous extrai­rons, pour la sévé­ri­té de son ton, cette prière : « Venez à nous, dieux arbitres de la rai­son, qui que vous soyez, en quelque nombre que vous soyez, vous qui pré­si­dez à la science et à la vé­ri­té, qui les dis­tri­buez à qui bon vous semble, suivant les dé­crets du Père Tout-Puissant, du Roi de toutes choses, Jupi­ter. »

§19 Tous les habiles qui liront ces quelques lignes com­men­ce­ront peut-être à conce­voir des doutes sur l’impor­tance de l’Aca­dé­mie pla­to­ni­cienne que fon­da Cosme de Médi­cis, à l’insti­ga­tion de Plé­thon lui-même. Ils seront même ame­nés à émettre cette hypo­thèse que la phi­lo­so­phie des hu­ma­nistes fut éla­bo­rée, non pas à Flo­rence par des Ita­liens, mais à Mistra par de purs By­zan­tins. Cette gnose, à la fois natu­relle et mys­tique, aurait été répan­due en Occi­dent par de zé­lés apôtres dont le moindre ne fut pas le Spar­tiate Michel Marulle, sol­dat mal­gré lui : lorsque l’on confronte ses Hymnes natu­rels, dé­diés aux diffé­rents éons qui guident la nature vers ses fins, et les orai­sons de Gémiste Plé­thon, on ne peut que conclure à l’iden­ti­té de leurs sen­tences, de leur ins­pi­ra­tion, de leur propos.

§20 Tout le xvie siècle se serait nour­ri de cette socio­lo­gie et de cette reli­gion de Mistra, démar­quées mais non renou­ve­lées par les pla­to­ni­ciens de Flo­rence. Et notre Ronsard, par exemple, aurait voulu, sans avoir plei­ne­ment cons­cience de leur ori­gine, en donner dans ses Hymnes une par­faite et poé­tique syn­thèse. Tant d’argu­ments divers viennent d’ail­leurs confir­mer cette sup­po­si­tion qu’elle confine à la vrai­sem­blance et fait ressor­tir sous un bien mau­vais jour l’ingra­ti­tude inhu­maine dont les hu­ma­nistes usèrent à l’égard des By­zan­tins auxquels ils devaient non seu­le­ment les ins­tru­ments de leur doc­trine, mais, sans doute, cette doc­trine elle-même.

§21 Ronsard, disciple assi­du de Psel­los et de Ma­rulle, inté­res­sé par l’ori­gine lé­gen­daire de sa race aux des­ti­nées de l’Europe orien­tale, avait le sen­ti­ment obs­cur de la féro­ci­té avec laquelle on pas­sait sous si­lence les mé­rites des pré­cur­seurs by­zan­tins de l’hu­ma­nisme. Il les confond tous dans une même ten­dresse lorsqu’il voue à l’ombre de Ma­rulle une épi­taphe dont voici trois strophes

Mais quand ses graves sons réveillent
Les vieilles louanges des Dieux,
Tous écrivains, jeunes et vieux,
Béant à son luth, s’émerveillent,

De quoi lui, né sur le rivage
D’Hellesponte, a si bien chanté
Qu’étant Grec il a surmonté
Les vieux Latins en leur langage.

Chère Ame, pour les belles choses
Que dans ton livre j’ai compris,
Prends ces œillets de petit prix,
Ces beaux lys et ces belles roses.

§22 Chères âmes des sa­vants by­zan­tins, si mal­trai­tés par l’égoïsme occi­den­tal, prenez ces quelques notes cursives comme une modeste offrande expia­toire !

Albert-Marie Schmidt, « Ingra­ti­tude des huma­nistes envers By­zance », Études sur le XVIe siècle, Albin Michel, 1967 (première publi­ca­tion, Cahiers du Sud, « Perma­nence de la Grèce », 1948).
[Ce recueil d’articles, publié en 1967 par son édi­teur en hommage à l’auteur décé­dé l’année pré­cé­dente, est aujour­d’hui épui­sé. On prend provi­soi­re­ment la liber­té de mettre cet article en ligne, contre le droit, pour faire parta­ger le désir de voir repu­blier les œuvres de ce critique et écri­vain extra­or­di­naire.
Lire « Il y a cinquante ans dispa­rais­sait Albert-Marie Schmidt », « esquisse de portrait d’un per­son­nage multiple et secret » paru en 2016 sur Insula, le blog de la Biblio­thèque des Sciences de l’Anti­qui­té (Uni­ver­si­té de Lille)]



Liens

Compte rendu de lecture

* On peut lire le compte rendu de lecture, par G. Demerson, de l’édi­tion des Hymnes natu­rels de Marulle, traduits et anno­tés par J. Chomarat (Droz, 1995), paru en 1996 dans le n° 43 de la revue RHR (Réforme Huma­nisme Renais­sance), en ligne sur Persée, portail de publi­ca­tion élec­tro­nique de revues scienti­fiques en sciences humaines et sociales.

Liens valides au 19/06/19.




En ligne le 12/12/04.
Dernière révision le 19/06/19.